CITATIONS

"On voyage pour changer, non de lieu, mais d'idées." Hippolyte Taine

"Voyager, c'est demander d'un coup à la distance ce que le temps ne pourrait nous donner que peu à peu." Paul Morand


mercredi 10 février 2016

24) Les Dents de Navarino


Je m’excuse par avance auprès des réfractaires du récit au kilomètre pour cet article un peu particulier.

Tout a commencé un mois plus tôt près de Santiago lorsque Lucie parcourait, pour tuer le temps et les bornes, un livre fraichement acheté, « Trekking in the Patagonian Andes » édité par le Lonely Planet. « J’ai trouvé un trek qui a l’air génial mais peut-être un peu difficile », dit-elle. Sans trop savoir comment, l’idée de faire le Circuito de Los Dientes de Navarino, au départ très hypothétique est devenue un objectif concret.

Son point de départ, Puerto Williams, village le plus austral du monde, est accessible uniquement de trois façons : un ferry de Puntas Arenas (30h), un avion de 19 places à hélices depuis Punta Arenas, ou encore un zodiac depuis Ushuaia (il y a aussi l’hélicoptère depuis Ushuaia mais bon, restons sérieux). Bien sûr, tous ces moyens de transports très onéreux sont déjà bien remplis en ce début janvier et ils sont sujets aux annulations fréquentes en raison de la météo capricieuse et imprévisible, même en plein été. Sur liste d’attente pour le ferry du 14 janvier, on décide de réserver un billet d’avion retour (pas de place pour l’aller) pour le 20 janvier en espérant que l’on parvienne à s’y rendre via Ushuaia.

On pose la voiture sur le parking de notre auberge de Punta Arenas et on saute dans un bus pour Ushuaia. Le trajet dure 11h dont 3h à la frontière car Ushuaia est située dans la partie Argentine de la Terre de Feu. On dispose d’un mail de confirmation d’un certain Fernando pour le zodiac qui doit nous faire traverser le lendemain matin le canal de Beagle, bras de mer de 8km de large séparant la Terre de Feu de l’île chilienne de Navarino et qui, au passage, relie l’océan Pacifique à l’océan Atlantique. Comme Ushuaia est une ville à l’intérêt limité mais ridiculement coûteuse, on dort dans un genre de camping abandonné à 10km du centre. La nuit est glaciale, la tente est givrée le matin, mais pour l’instant tout va bien.

A l’heure pour le Rendez-vous avec Fernando devant la cahute d’Ushuaia Boating, il nous explique qu’on ne partira pas à 9h comme prévu mais à 13h parce que des passagers bloqués depuis 4 jours à cause du mauvais temps sont prioritaires. A 300 dollars la traversée pour 2, le manque d’information nous irrite mais on finit par accepter qu’ici c’est le vent qui décide. Et puis on avait un peu de marge pour notre trek alors ça va encore. A 13h : « la route entre le débarcadère et Puerto Williams est bloquée, revenez demain à 8h ». Là, ça commence à sentir le roussi mais si on part le lendemain matin c’est encore possible. Reste à trouver une chambre dans cette ville pleine à craquer où les touristes se battent pour des lits hors de prix. On finit par poser la tente sur la terrasse d’une auberge de jeunesse débordante. A 8h le lendemain : « La route est toujours bloquée, prochain départ dans trois jours ! ». La petite dizaine de personnes excédées se demande qui le premier va en venir aux mains pour expliquer à Fernando que c’est son job de s’informer et de trouver des solutions. Deux allemandes apparemment équipées pour le trek de Los Dientes abandonnent se précipitent avec leur barda vers la gare routière en espérant fuir cette ville aux fantasmes chimériques (aucune vahiné ne s’y douche dans des cascades).

Nous sommes au fond du trou moralement. Autant de temps et d’argent dépensés pour rien ! Le désespoir réunit un groupe de téméraires, tous germanophones sauf nous, au port de plaisance d’Ushuaia. Il paraitrait qu’il est parfois possible de trouver un voilier privé dont le capitaine accepterait de prendre quelques passagers pour Puerto Williams. C’est là qu’on apprend qu’il n’y a en fait aucun problème de route sur Navarino mais que le moteur du zodiac de cet animal de Fernando est tout simplement en panne. Les heures passent et des informations rares et vagues nous maintiennent en vie. Un certain Martin serait en direction d’Ushuaia et pourrait repartir à Puerto Williams ce soir ou demain mais il n’a que 5 places et nous sommes 7… D’où viendra le coup de chance ? De l’Antarctique ! Parmi notre bande de naufragés, Reiner est un membre de l’équipage d’une expédition pour l’Antarctique qui doit quitter Puerto Williams le soir même après des semaines d’attente d’une fenêtre météorologique. De quoi motiver Oxana, la cadre du Nautic Club d’Ushuaia, à trouver une solution.

Finalement, c’est Thierry, le capitaine français de « l’esprit d’Equipe », qui rendra ce service à Oxana moyennant 200 dollars par passager. Le comble c’est qu’on était tous contents de payer cette somme pour 60 km de bateau. Il est vrai que ça représente tout de même 2h de formalités à Ushuaia, 4h de trajet et 1h de formalités à Puerto Williams. De plus, Thierry dont l’activité depuis 10 ans consiste à organiser des croisières sportives dans les fjords du Chili, autour du Cap Horn et en Antarctique n’avait pas prévu de faire un aller-retour à Puerto Williams.

Pendant la traversée, on croise des pingouins partis pêcher et un groupe de baleines dont on ne distinguera que les jets d’expiration. On fait nos petits calculs à l’aide de notre carte topographique. Il faut théoriquement cinq jours pour boucler le circuit, nous n’en avons plus que trois. En campant dès ce soir au point de départ on se dit que ce sera physique mais réalisable de rentrer à temps pour notre avion. La lumière du jour de 5h à 23h va nous aider.

Il est obligatoire de s’enregistrer chez les « Carabinieros » (gendarmes) avant de partir dans le massif des Dientes (au fait ça veut dire dents, rapport à sa forme de mâchoire constituée uniquement de canines). Nous croisons au commissariat trois français de retour du trek qui l’ont bouclé en 4 jours avec une journée entière de marche dans la neige jusqu’à la cuisse. On avait entendu parler de la tempête de neige de la semaine précédente, tout à fait inhabituelle pour la saison, mais on nous avait dit aussi que ça avait fondu très vite et que désormais le parcours était juste boueux.

Bref, cette fois ça y est, on commence l’ascension du Cerro Bandera à la fraîche et dès les premiers panoramas, la magie opère. Notre plaisir se combine avec notre fierté d’avoir réussi à être là, au bout du monde, malgré les multiples obstacles et ascenseurs émotionnels. Premiers lacs, premiers cols enneigés, premières canines plantées dans le ciel, l’appareil photo surchauffe, pourtant le vent est glacial. On comprend pourquoi il est recommandé d’être très attentifs aux repères pour suivre le chemin. C’est parce qu’il n’y a pas vraiment de chemin ! Pas tout le temps du moins. Un poteau blanc tous les 1,5 km environ et quelques cairns (tas de pierres) indiquent la voie, quand tout ça n’est pas recouvert de neige ou de végétation. Sans le fascicule des autorités chiliennes contenant des explications et des schémas-photos, il serait totalement impossible de s’y retrouver. Même avec cet outil précieux, il est fréquent de perdre une demi-heure à tester des traces de sentiers que la maigre affluence des marcheurs ne suffit pas à rendre visibles. Le bon côté c’est la sensation agréable de progresser dans un environnement pur, vierge, sauvage.

Au bout de l’équivalent d’une journée et demi de marche, et déjà quelques beaux dénivelés, nos bons vieux syndromes fémoro-patellaires (nos douleurs de genoux) se réveillent dans les passages neigeux les plus techniques. D’un niveau d’abord acceptable, la douleur croît crescendo dans mon genou droit à partir de la neuvième heure de marche mais c’est bientôt fini pour aujourd’hui. Reste à trouver un endroit pour camper. Comme chacun sait, l’idéal est un endroit plat, sec et à l’abri du vent. On ne trouvera pas mieux qu’un plan incliné et trempé à côté d’un barrage de castors. On a confiance dans notre équipement et on a pris soin d’éviter les rives du Laguna Escondida dont la forme des falaises est apparemment susceptible de générer des tourbillons violents. On se couche tôt, peu avant que le vent de l’enfer ne se lève…

Depuis l’intérieur de la tente, on distingue quatre temps : 30 secondes de calme plat avec la toile inerte, 10 secondes d’un grondement inquiétant à l’horizon, à nouveau 10 secondes de silence (avant l’impact), et enfin 10 secondes de déchaînement violent écrasant littéralement la tente sur nos faces dans un vacarme assourdissant. Toute la nuit ce schéma se répète et à l’intérieur, on a peur. Notre tente technique de 1kg a beau avoir été conçue par la NASA avec des matériaux inconnus sur Terre, son intégrité est menacée d’autant plus que la puissance des bourrasques augmentent régulièrement. Toute la nuit, 10 secondes par minute, j’ai tenté de soulager la contrainte que subissaient les armatures en supportant à la main la tige principale. A 2h du matin, je commence à y croire bien que les impacts ne faiblissent pas. Si la tente a tenu jusqu’à maintenant elle doit pouvoir encore résister quelques heures. Je parviens même à sombrer de fatigue dans un demi-sommeil entre deux impacts.

A 3h30 du matin, le drame. La tige centrale se rompt et transperce la toile imperméable. Notre tente bien-aimée est foutue, il fait nuit, il fait froid, on n’a pas dormi, la lucidité nous fait défaut. On retire les armatures de la tente qui ressemble à un grand sac poubelle troué et on s’emmitoufle dans nos sacs de couchage à l’intérieur en attendant que le jour se lève.

A 5h du matin, on décampe. Il nous faut prendre une décision : rebrousser chemin ou terminer le trek en un seul jour. L’argument qui nous a fait préférer la deuxième option c’est que les dénivelés et la technicité du chemin parcouru nous paraissent supérieurs à ceux du chemin à parcourir. C’était probablement une erreur. On pourrait l’imputer d’une part à la fatigue et d’autre part à notre inconsciente envie d’accomplir la mission que l’on s’était nous-même attribué.

Pendant les 15h de marche de cette deuxième journée, on en prend encore plein la vue. Pourtant, il est plus difficile d’apprécier le décor à sa juste valeur, de gérer les fausses pistes et de supporter le vent qui nous ramène aux souvenirs de la nuit. La route est d’autant plus longue qu’à partir de midi mon genou droit refuse de se plier. Encore 8h à boiter. Parmi les dernières difficultés, l’interminable ascension du col Virginia et la descente vertigineuse dans le cirque de pierres du Laguna de Los Guanacos finissent de nous épuiser en même temps qu’elles nous impressionnent. Enfin, on perd le chemin (existe-t-il vraiment ?) sur les derniers kilomètres du parcours ce qui nous oblige à nous frayer un passage dans les bois jusqu’à atteindre la route de Puerto Williams.

Alors que l’on craignait initialement de devoir courir pour ne pas rater notre avion, nous voilà de retour avec 24h d’avance que l’on occupera essentiellement à dormir. La compagnie DAP Antartica a affrété un avion plus gros qu’à l’accoutumée, on évite le coucou à hélices. A travers le hublot, on contemple les gigantesques glaciers enneigés du Parque Nacional Alberto de Agostini.

On s’en est sorti, tout va bien.


Depuis le port d'Ushuaia

Lumière du soir au camping

Ushuaia

Même lui semble contrarié d'être bloqué ici


Depuis le voilier en quittant le port d'Ushuaia

Sur l'Esprit d'Equipe

Le canal de Beagle


Arrivée à Puerto Williams, la mâchoire en fond












La nature fait ce qu'elle peut



Barrage de castors

Avant

Après









Ca se voit que j'ai mal au genou ?


Fin du monde en haut du Paso Virginia



Maintenant il faut descendre mais pas par là...

... au risque de faire une belle glissade de 300m




Un des derniers cairns alors qu'il reste 3 km jusqu'à la route

Parque National Alberto de Agostino depuis l'avion







samedi 6 février 2016

23) Trans-Patagonia



Le rendez-vous était calé avec Sophie et Pierrot : le 11 Janvier 2016 à 19h à Punta Arenas.

Plusieurs raisons nous motivaient à mettre les bouchées doubles pour honorer l’engagement : passer une soirée sympathique avec le troisième couple de jeunes mariés en vacances que l’on croise depuis le début de notre voyage, avoir du temps pour préparer LE trek du bout du monde qui nous fait briller les yeux, et, être en mesure de remonter à El Calafate pour récupérer Christophe à sa descente d’avion le 24 janvier.

Pour y parvenir on enchainera 24h de ferry de Puerto Montt à Puerto Chacabuco (environ 600 km) et quatre jours de conduite de Puerto Chacabuco à Punta Arenas (environ 1700 km dont 400 sur pistes). Comme il n’y a pas de routes du côté chilien qui relient la Patagonie Nord à la Patagonie Sud nous avons dû passer en Argentine pour emprunter la mythique « Ruta 40 » qui longe la cordillère des Andes de la Bolivie à la Terre de Feu.

Ces cinq jours intenses de traversée de la Patagonie nous ont permis d’en percevoir la grande diversité géographique, climatique, animale et végétale, mais aussi  en termes de présence (ou plutôt d'absence) humaine. Volcans enneigés vus depuis les fjords du Pacifique, glaciers accrochés aux pics déchiquetés surplombant rivières, lacs et vallées verdoyantes, déserts de cailloux et de chardons, steppes désolées et balayées par un vent dévalant les montagnes, formations rocheuses stratifiées et colorées, dizaines de lacs dont les nuances de bleu semblent inventées, furent quelques-unes des toiles de fond de ce tronçon de voyage. La présence humaine se raréfie jusqu’à disparaître totalement avec parfois plus de 300 km entre deux stations-services ! Pourtant, les clôtures longeant la Ruta 40, uniquement entrecoupées par les rivières, nous rappellent que ces immensités sont des propriétés privées (des grandes fermes, les Estancias, des champs de pétrole ou de gaz, des mines) dont on ne voit rien que l'horizon.

Avec des centaines de km de pistes défoncées entre 20 et 50km/h et deux premiers passages de frontières, c’est la robustesse du vieux Juan (350 000 km au compteur) et la légalité administrative des documents dont nous disposons qui ont été confirmées même si dans les deux cas on aurait pu trouver des raisons d’en douter…

En bonus, quelques détails qui nous ont marqués : attendre 3h qu’une piste ouvre à la circulation à Villa Cerro Castillo, s’étonner dans les grottes de marbre de Puerto Rio Tranquilo, rêver en admirant les sommets de la Sierra San Raphael depuis les falaises de l’imposant Lago General Carrera, slalomer entre les guanacos et les autruches se promenant sur la Ruta 40, s’agripper au volant pour rester sur la chaussée malgré les rafales, faire du camping sauvage au milieu de rien.

Et au bout, posé sur le détroit de Magellan, Punta Arenas nous accueille sous un ciel ténébreux (certains diraient de fin du monde) avec une pluie et un vent glacial comme pour nous prévenir que le bout du monde ce n’est pas une promenade de santé. On conjure le sort autour d’une bouteille de vin rouge chilien dans un bon restaurant de « Parillas » (viandes grillées) avec Sophie et Pierrot avant qu’ils ne s’envolent pour Puerto Montt (où nous étions 5 jours plus tôt).

Notre véritable aventure du bout du monde, cette histoire à rebondissements qui se déroule aux confins du continent américain (plus loin c’est le cap Horn puis l’Antarctique..) mérite qu’on s’y attarde dans un article dédié, ce sera le suivant.  

En attendant, voici comme d'habitude quelques photos :

Sur l’Evangelista, ferry de la compagnie Navimag


NAVIMAG c'est avant tout du fret







La « Carretera Austral » au Chili

Coyhaique






Quand la piste est fermée, pas d'alternative, l'attente



 Les grottes de marbre de Puerto Rio Tranquilo (#NoFilter)

Waf !









La Ruta 40 en Argentine


Contrôle de papiers par un guanaco de circulation









Dans les environs de Punta Arenas
Vous ici ?

Morada d'el Diablo



Réplique de la Victoria de Fernand de Magellan